Internationale Situationniste, Numéro 2
décembre
1958

Nouvelles de l’Internationale

L’activité de la section italienne

Rédigé par Guy Debord

Le 30 mai dernier une galerie de Turin exposait les premiers rouleaux de la peinture industrielle de Pinot-Gallizio, produits, avec l’assistance de Giors Melanotte, dans notre Laboratoire Expérimental d’Alba. Cette exposition, presque aussitôt reprise à Milan (8 juillet) marque à nos yeux un tournant décisif dans le mouvement de disparition des anciens arts plastiques, un aboutissement qui contient en même temps les pré misses de leur transformation en une force nouvelle, comme l’exprime le slogan de nos camarades italiens : « Contre l’art indépendant, contre l’art appliqué, l’art applicable dans la construction des ambiances ».

Michèle Bernstein dans un texte publié alors à Turin puis immédiate ment réédité à Milan, présente la justification théorique de cette ex périence :

Il est difficile d’embrasser en une seule fois tous les avantages de cette étonnante invention. Pêle-mêle : plus de problèmes de format, la toile est coupée sous les yeux de l’acheteur satisfait ; plus de mauvaises périodes, l’inspiration de la peinture industrielle, due au savant mélange du hasard et de la mécanique, ne fait jamais défaut ; plus de thèmes métaphysiques, que la peinture industrielle ne supporte pas ; plus de reproductions douteuses de chefs-d’œuvre éternels ; plus de vernissages.

Et naturellement, bientôt, plus de peintres, même en Italie ...

La domination progressive de la nature est l’histoire de la disparition de certains problèmes, ramenés de la pratique « artistique » — occasionnelle, unique — à la diffusion massive dans le domaine public, tendant même finalement à la perte de toute valeur économique.

Devant un tel processus, la réaction essaie toujours de redonner du prix aux anciens problèmes : le vrai buffet Henri II, le faux buffet Henri II, la fausse toile qui n’est pas signée, l’édition excessivement numérotée d’un quelconque Salvador Dali, le cousu-main dans tous les domaines. La création, révolutionnaire, essaie de définir et de répandre les nouveaux problèmes, les nouvelles constructions qui, seules, peuvent avoir du prix.

L’industrialisation de la peinture, face aux pitreries rentables qui recommencent en permanence depuis vingt ans, apparaît donc comme un progrès technique qui devait intervenir sans plus tarder. C’est la grandeur de Gallizio d’avoir hardiment poussé ses inlassables recherches jusqu’à ce point où il ne reste plus rien de l’ancien monde pictural.

Personne n’ignore que les précédentes démarches de dépassement et de destruction de l’objet pictural, qu’il s’agisse d’une abstraction poussée à ses limites extrêmes (dans la ligne ouverte par Malevitch) ou d’une peinture délibérément soumise à des préoccupations extra-plastiques (par exemple l’œuvre de Magritte), n’avaient pu, depuis plusieurs dé cennies, sortir du stade de la répétition d’une négation artistique, dans le cadre imposé par les moyens picturaux eux-mêmes : une négation “de l’intérieur”.

Le problème ainsi posé ne pouvait qu’entraîner à l’infini la redite des mêmes données, dans lesquelles les éléments d’une solution n’étaient pas inclus. Cependant, de tous côtés, le changement du monde se poursuit sous nos yeux.

Au stade où nous parvenons maintenant, qui est celui de l’expérimentation de nouvelles constructions collectives, de nouvelles synthèses, il n’est plus temps de combattre les valeurs du vieux monde par un refus néo-dadaïste. Il convient — que ces valeurs soient idéologiques, plastiques ou même financières — de déchaîner partout l’inflation. Gallizio est au premier rang.

De son côté, Asger Jorn devait déclarer à l’issue des expositions de peinture industrielle :

Il serait erroné de s’imaginer que la peinture industrielle de Pinot-Gallizio puisse se ranger parmi les tentatives de l’Industrial Design. Il ne s’agit pas de modèles à reproduire, mais de la réalisation d’une création unique, parfaitement inutile sauf pour des expériences d’ambiances situationnistes, la peinture à acheter par morceaux.

La réussite sociale se mesure par l’appréciation de l’effort. Il est évident que cette appréciation est en conflit direct avec l’intention de dévalo risation picturale qui était la ligne de conduite dans la réalisation de Gallizio ...

Et commentant le succès commercial inattendu de la peinture industrielle (« Personne n’était venu acheter un morceau de tableau à un prix très bas, alors que la production était vendue par rouleaux entiers à des collectionneurs parmi les plus intelligents d’Europe et d’Amérique... »), Jorn soulignait que nous devions tenir compte de cette expérience supplémentaire imprévue dans le domaine économique. En fait, il s’agit d’un premier réflexe de défense du commerce des tableaux qui, ayant hésité à déclarer l’ensemble de cette peinture hors du monde réel des arts, a préféré jusqu’ici l’intégrer à ses valeurs en traitant chaque rouleau comme un seul grand tableau, justiciables des habituels critères du goût et du talent.

Les responsables situationnistes de l’« opération peinture industrielle » cherchent maintenant à parer à ce danger par deux mesures : l’augmentation des prix, passés brusquement à la fin d’août de 10.000 à 40.000 lires au mètre ; la production de rouleaux plus longs d’un seul tenant (le plus long rouleau produit jusqu’en juin n’excédait pas 70 mètres). L’usage que nous pourrons faire de la peinture industrielle dépend, dans l’immédiat, des possibilités de mise en place rompant radicalement avec la présentation des galeries d’art ; et d’autre part du perfectionnement des procédés de travail, qui doivent passer d’un stade encore artisanal à une efficacité réellement industrielle.

C’est à cette question technique que Giors Melanotte et Glauco Wuerich ont consacré une étude très documentée qui souligne notamment :

Il faut surtout en finir avec le doute qui surgit à la vue du terme industriel. Avec ce mot nous ne voulons pas affirmer le lien de la production artistique avec les critères d’une production industrielle (temps de travail, coût de production), ou avec les qualités intrinsèques de la machine, mais nous établissons une idée quantitative de production.

Une des plus grandes difficultés que nous avons rencontrée durant l’exécution des premiers exemplaires de peinture industrielle a été le manque d’espace. Pour une bonne installation de cette production, il faut disposer de locaux amples, très étendus dans le sens de la longueur bien aérés et clairs. Pour nous, ne disposant pas de locaux adéquats, il fut nécessaire d’user de masques à gaz pour échapper aux dangereux effets de l’émanation des solvants ...

Le principal point des difficultés à surmonter pour parvenir à une production quantitativement suffisante tient en réalité dans le séchage rapide des couleurs ...

Ce qui devra donner son caractère à la peinture industrielle, ce sera le travail en équipe.

Au moment même où ils présentaient la peinture industrielle à un public stupéfait et aux imbéciles commentaires des journaux — frappés surtout par la présence dans l’exposition de Turin de deux cover-girls vêtues de peinture industrielle — les situationnistes italiens se trouvaient conduits à agir sur un autre terrain.

Et la châleur à laquelle ils sont accoutumés est si excessive, que celle qu’il fait ici au fond de l’Afrique les glacerait.
Fontenelle

À la fin du mois de juin un jeune peintre milanais, par ailleurs complè tement inintéressant, Nunzio Van Guglielmi, dans le but d’attirer l’at tention sur sa personne avait légèrement endommagé un tableau de Raphaël (« Le couronnement de la Vierge ») en collant sur le verre qui le protégeait une pancarte manuscrite où l’on pouvait lire : « Vive la révolution italienne ! Dehors, le gouvernement clérical ! ». Arrêté sur place, il était aussitôt déclaré fou, sans contestation possible et pour ce seul geste, et interné à l’asile de Milan.

La section italienne de l’Internationale situationniste fut seule à protester par le tract « Difendete la libertà ovunque », paru le 4 juillet seulement, plusieurs imprimeurs italiens ayant par prudence refusé de le tirer.

Nous constatons, disait ce tract, que le contenu de l’écriteau posé par Guglielmi sur le tableau de Raphaël ... exprime l’opinion d’un grand nombre d’Italiens, dont nous sommes.

Nous voulons attirer l’attention sur le fait que l’on interprète ... un geste hostile à l’Église et aux valeurs culturelles mortes des musées comme une preuve suffisante de folie.

Nous soulignons le péril que constitue un tel précédent pour tous les hommes libres et pour tout le développement culturel et artistique à venir.

La liberté est d’abord dans la destruction des idoles.

Notre appel s’adresse à tous les artistes et les intellectuels d’Italie, pour qu’ils agissent immédiatement en vue de libérer Guglielmi de sa condamnation à vie. Guglielmi peut seulement être condamné aux ter mes de la loi qui prévoit l’aliénation des biens publics. » Dans un deuxième tract « Au secours de Van Guglielmi ! », publié en français le 7 juillet, Asger Jorn, au nom de l’I.S., appuyait l’action entre prise : « Les raisons de Guglielmi se trouvent au cœur de l’art moderne, à partir du Futurisme jusqu’à nos jours. Aucun juge, aucun psychiatre, aucun directeur de musée n’est capable de prouver le contraire sans falsification ...

La photo du Raphaël est une falsification officielle envoyée à la presse dans le monde entier. Les dommages réels sur la toile sont si petits qu’ils seraient invisibles sur une reproduction dans un journal. Les lignes qui se voient sur la photo, indiquant une destruction massive de la toile re présentent seulement une vitre cassée posée devant le tableau. Même ces lignes sont sur les photos accentuées artificiellement avec du blanc et du noir pour rendre encore plus grave l’accident. Au contraire le texte du manifeste collé sur la vitre est devenu, par un procédé étrangement réussi, parfaitement illisible dans les journaux italiens.

Le lendemain précisément s’ouvrait l’exposition de Milan. Notre section italienne, renforcée par les autres situationnistes qui se trouvaient en Italie (Maurice Wyckaert, de la section belge, Jorn), distribua ces tracts à Milan dans l’hostilité générale. Une revue alla jusqu’à publier une re production de Raphaël en regard d’une reproduction de la peinture des fous qui voulaient détruire Raphaël. Cependant le 19 juillet, à la stupé faction de tous, Guglielmi était reconnu parfaitement sain d’esprit par le directeur de l’asile de Milan, et libéré.

La conclusion de cet incident est très instructive : Guglielmi, qui avait eu bien peur, accepta, pour obtenir son pardon, de se faire photographier à genoux et priant devant la vierge de Raphaël, adorant ainsi d’un seul coup l’art et la religion qu’il avait malmenés précédemment. Et la juste position de la section italienne dans cette affaire pourtant d’un bout à l’autre bien rationnelle, a contribué à augmenter son isolement parmi la canaille intellectuelle d’Italie, dont certains éléments nauséabonds (tel le mercanti Pistoi, directeur de la revue Notizie), après avoir frauduleusement tourné autour des situationnistes, ont compris et clairement révélé où était leur vrai camp : Michel Tapié, le néo-fascisme français d’exportation, les curés qu’ils ne peuvent oublier.

Les situationnistes en Amérique

Rédigé par Guy Debord

Au mois d’octobre Jorn, qui était à Londres et se disposait à partir pour le Mexique, demanda à l’ambassade des États-Unis un visa pour passer par New York. Il avait été précédemment l’objet de diverses sollicitations et invitations d’organismes culturels américains. On lui demanda de jurer qu’il n’avait jamais été membre d’un parti communiste, ou d’organisations voisines, et qu’il n’avait jamais été emprisonné pour des crimes. Jorn refusa, évidemment, avec indignation. L’accès des États-Unis lui étant interdit, il écrivit à la Fondation Carnegie, à Pittsburg, qu’il refusait toute présentation officielle en Amérique de productions artistiques dont l’auteur est personnellement indésirable dans le pays.

Avant de quitter la France, Jorn avait dénoncé dans sa lettre du 20 septembre au quotidien danois Politiken, une autre forme d’hypocrisie qui, sous des louanges stupides, tend à la falsification de l’histoire récente de l’avant-garde expérimentale, et de son propre rôle :

Politiken a publié le 10 septembre un article intitulé “Le grand Asger”. Je me permets de corriger certaines erreurs. Ma rencontre avec Dotremont, au sanatorium de Silkeborg en 1951, n’est pas à l’origine du mouvement Cobra (l’Internationale des Artistes Expérimentaux), ni de notre amitié personnelle. Cette époque marque au contraire une fin sur les deux plans : l’échec économique de l’expérience Cobra nous avait mené à ce point d’épuisement physique, et d’autre part les divergences idéo logiques profondes survenues entre les différents participants avaient déjà entraîné l’arrêt définitif de leur collaboration ...

Le mouvement Cobra, fortement soutenu par les autorités artistiques en Hollande et en Belgique, mais qui n’avait jamais obtenu sa reconnaissance au Danemark, a décidé son autodissolution en 1951 (cf. annonce dans le n° 10 de la revue Cobra).

Entre 1953 et 1957, j’ai participe à l’activité du Bauhaus Imaginiste, principalement en Italie, en France et en Grande-Bretagne. Les positions ex périmentalistes de ce mouvement étant opposées à toute conception d’un enseignement didactique des arts, je n’ai pu diriger l’école de céramique dont vous parlez ...

Mon récent livre, « Pour la Forme », est le résumé théorique des travaux de cette période qui avait dépassé la tendance de Cobra. Cette période est elle-même achevée ... Je participe maintenant aux recherches de l’Internationale situationniste et je veux espérer que celles-ci seront comprises dans mon pays plus vite et plus exactement que les phases antérieures de ma participation à l’art moderne.

La rédaction de Politiken, répondant quelques jours après avec embar ras, prétendit s’excuser par le seul fait que l’article incriminé, écrit par Dotremont, avait subi des coupures. Cette réponse avait l’impudence de suggérer que peut-être Dotremont croyait de bonne foi être plus notre ami qu’il ne l’était en fait et, indiquant son adresse actuelle, conseillait scandaleusement de se mettre en contact direct avec lui pour dissiper le malentendu. En attendant Politiken jugeait peu opportun de publier les rectifications dont le volume total n’atteignait pas le dixième de son article confusionniste. L’I.S., par une lettre signée de Khatib, brisa nette ment la malhonnête tentative de discussions :

M. le rédacteur en chef, le rôle de faux-témoin systématique de Christian Dotremont n’est en rien atténué parce que la rédaction de Politiken a opéré certaines coupures dans le déroulement de ses contre-vérités.

Nous n’avons aucun contact à garder avec Dotremont, qui sait parfaite ment le mépris dans lequel nous le tenons.

Par contre, si Politiken, qui a pris la responsabilité de rendre public un tel texte, refuse maintenant de publier les rectifications qu’il nécessite, nous publierons celles-ci ailleurs — et naturellement dans le prochain numéro de notre revue — en signalant comment le droit de réponse est traité dans votre journal.

La déclaration d’Amsterdam

Les onze points ci-dessous, proposant une définition minimum de l’action situationniste, sont à discuter en tant que texte préparatoire pour la troisième conférence de l’I.S.

1.

Les situationnistes doivent s’opposer en toute occasion aux idéolo gies et aux forces rétrogrades, dans la culture et partout où est posée la question du sens de la vie.

2.

Personne ne doit pouvoir considérer son appartenance à l’I.S. comme un simple accord de principe ; ce qui implique que l’essentiel de l’activité de tous les participants doit correspondre aux perspectives élabo rées en commun, aux nécessités d’une action disciplinée, et ceci aussi bien pratiquement que dans les prises de position publiques.

3.

La possibilité d’une création unitaire et collective est déjà annoncée par la décomposition des arts individuels. L’I.S. ne peut couvrir aucun essai de rénovation de ces arts.

4.

Le programme minimum de l’I.S. est l’expérience de décors complets, qui devra s’étendre à un urbanisme unitaire, et la recherche de nouveaux comportements en relation avec ces décors.

5.

L’urbanisme unitaire se définit dans l’activité complexe et permanente qui, consciemment, recrée l’environnement de l’homme selon les conceptions les plus évoluées dans tous les domaines.

6.

La solution des problèmes d’habitation, de circulation, de récréation ne peut être envisagée qu’en rapport avec des perspectives sociales, psychologiques et artistiques concourant à une même hypothèse de synthèse, au niveau du style de vie.

7.

L’urbanisme unitaire, indépendamment de toute considération esthétique, est le fruit d’une créativité collective d’un type nouveau ; et le développement de cet esprit de création est la condition préalable d’un urbanisme unitaire.

8.

La création d’ambiances favorables à ce développement est la tâche immédiate des créateurs d’aujourd’hui.

9.

Tous les moyens sont utilisables, à condition qu’ils servent à une action unitaire. La coordination de moyens artistiques et scientifiques doit mener à leur fusion complète.

10.

La construction d’une situation est l’édification d’une micro-ambiance transitoire et d’un jeu d’événements pour un moment unique de la vie de quelques personnes. Elle est inséparable de la construction d’une ambiance générale, relativement plus durable, dans l’urbanisme unitaire.

11.

Une situation construite est un moyen d’approche de l’urbanisme unitaire, et l’urbanisme unitaire est la base indispensable du dévelop pement de la construction des situations, comme jeu et comme sérieux d’une société plus libre.

Amsterdam, le 10 novembre 1958
CONSTANT, DEBORD

Suprême levée des défenseurs du surréalisme à Paris et révélation de leur valeur effective

La question : « Le surréalisme est-il mort ou vivant ? » avait été choisie pour thème d’un débat du « Cercle ouvert », le18 novembre. La séance était placée sous la présidence de Noël Arnaud. Les situationnistes, invités à se faire représenter dans le débat, acceptèrent après avoir de mandé, et obtenu, qu’un représentant de l’orthodoxie surréaliste soit officiellement invité à parler à cette tribune. Les surréalistes se gardè rent bien de prendre les risques d’une discussion publique, mais annoncèrent, parce qu’ils croyaient à tort que la chose était davantage à leur portée, qu’ils saboteraient la réunion.

Au soir du débat, Henri Lefebvre était malheureusement malade. Arnaud et Debord étaient présents. Mais les trois autres participants annoncés sur les affiches s’étaient dérobés en dernière heure pour ne pas affronter les épouvantables surréalistes (Amadou et Sternberg sous de pauvres prétextes, Tzara sans explication).

Dès les premiers mots de Noël Arnaud, plus de quinze surréalistes et supplétifs, timidement concentrés dans le fond de la salle, s’essayèrent dans le hurlement indigné, et furent ridicules. On découvrit alors que ces surréalistes de la Nouvelle Vague, brûlant d’entrer dans la carrière où leurs aînés n’étaient plus, avaient une grande inexpérience pratique du « scandale », leur secte n’ayant jamais été contrainte d’en venir à cette extrémité dans les dix années précédentes. Entraîneur de ces conscrits, le piteux Schuster, directeur de Médium, rédacteur en chef du Surréalisme même, co-directeur du 14-Juillet, qui avait cent fois montré jusqu’ici qu’il ne savait pas penser, qu’il ne savait pas écrire, qu’il ne savait pas parler, pour ce coup a fait la preuve qu’il ne savait pas crier.

Leur assaut n’alla pas au-delà du chahut sur un thème unique : l’opposition passionnée aux techniques d’enregistrement sonore. La voix d’Ar naud, en effet, était diffusée par un magnétophone, certainement tabou pour la jeunesse surréaliste qui voulait voir parler l’orateur, puisqu’il était là. Les demeurés surréalistes gardèrent un respectueux silence à un seul moment : pendant que l’on donnait lecture d’un message de leur ami Amadou, plein d’obscènes déclarations de mysticisme et de christianisme, mais bon et paternel pour eux.

Ensuite, ils firent de leur mieux contre Debord dont l’intervention était non seulement enregistrée sur magnétophone mais accompagnée à la guitare. Ayant sottement sommé Debord d’occuper la tribune, et comme il y était aussitôt venu seul, les quinze surréalistes ne pensèrent pas à la lui disputer, et sortirent noblement après avoir jeté un symbolique journal enflammé.

Indépendance de l’Algérie

« Le surréalisme, disait justement le magnétophone, est évidemment vivant. Ses créateurs mêmes ne sont pas encore morts. Des gens nouveaux, de plus en plus médiocres il est vrai, s’en réclament. Le surréalisme est connu du grand public comme l’extrême du modernisme et, d’autre part, il est devenu objet de jugements universitaires. Il s’agit bien d’une de ces choses qui vivent en même temps que nous, comme le catholicisme et le général de Gaulle.

La véritable question est alors : quel est le rôle du surréalisme aujourd’hui ? ...

Dès l’origine, il y a dans le surréalisme, qui par là est comparable au ro mantisme, un antagonisme entre les tentatives d’affirmation d’un nouvel usage de la vie et une fuite réactionnaire hors du réel.

Le côté progressif du surréalisme à son début est dans sa revendication d’une liberté totale, et dans quelques essais d’intervention dans la vie quotidienne. Supplément à l’histoire de l’art, le surréalisme est dans le champ de la culture comme l’ombre du personnage absent dans un tableau de Chirico : il donne à voir le manque d’un avenir nécessaire.

Le côté rétrograde du surréalisme s’est manifesté d’emblée par la surestimation de l’inconscient, et sa monotone exploitation artistique ; l’idéalisme dualiste qui tend à comprendre l’histoire comme une simple opposition entre les précurseurs de l’irrationnel surréaliste et la ty rannie des conceptions logiques gréco-latines ; la participation à cette propagande bourgeoise qui présente l’amour comme la seule aventure possible dans les conditions modernes d’existence ...

Le surréalisme aujourd’hui est parfaitement ennuyeux et réactionnaire ... Les rêves surréalistes correspondent à l’impuissance bourgeoise, aux nostalgies artistiques, et au refus d’envisager l’emploi libérateur des moyens techniques supérieurs de notre temps. À partir d’une mainmise sur de tels moyens, l’expérimentation collective, concrète, d’environne ments et de comportements nouveaux correspond au début d’une révolution culturelle en dehors de laquelle il n’est pas de culture révo lutionnaire authentique.

C’est dans cette ligne qu’avancent mes camarades de l’Internationale situationniste. » (Cette dernière phrase était suivie de plusieurs minutes de très vifs applaudissements, également enregistrés au préalable. Puis une autre voix annonçait : « Vous venez d’entendre Guy Debord, porte-parole de l’Internationale situationniste. Cette intervention vous était offerte par le Cercle Ouvert ». Une voix féminine enchaînait pour finir, dans le style de la publicité radiophonique : « Mais n’oubliez pas que votre problème le plus urgent reste de combattre la dictature en France. »)

La confusion ne diminua pas après le départ en masse des surréalistes. On put entendre simultanément Isou et le groupe ultra-lettriste refor mé contre lui par d’anciens disciples qui veulent épurer le programme initial d’Isou (mais qui semblent se placer sur un plan esthétique pur, en dehors de l’intention de totalité qui caractérisait la phase la plus ambitieuse de l’action suscitée autrefois par Isou. Aucun d’eux n’a été dans l’Internationale lettriste. Un seul a fait partie du mouvement lettriste uni d’avant 1952). Il y avait même le représentant d’une « Tendance Populaire Surréaliste » qui lança de nombreux exemplaires d’un petit tract finement intitulé « Vivant ? Je suis encore mort », si parfaitement inintelligible qu’on l’eût dit écrit par Michel Tapié. La majeure partie de ces polémiques de remplacement a produit l’impression, assez comique et quelque peu touchante, d’une rétrospective des séances de l’avantgarde à Paris il y a bientôt dix ans, minutieusement reconstituées avec leur personnel et leurs arguments. Mais tout le monde s’est accordé pour constater que la jeunesse du surréalisme, son importance, étaient passées depuis bien plus longtemps.

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